Il fait froid… Et Eve remonte mieux ses jambes sous ses fesses, ainsi que la couverture sous son menton. Assise dans le canapé à côté d’elle, son petit frère a ouvert un album photo, en tournant les pages en rigolant, racontant quelques anecdotes. Silencieuse, elle l’écoute, semblant peut être un peu détachée de tous ces vieux souvenirs et pourtant, il n’en est rien. Preuve en est ce fugitif sourire alors qu’elle extirpe une main dans de la couverture pour venir caresser de ses longs doigts une bien vieille photo de famille…

Elle avait été prise devant l’église où leur père était pasteur à Ottawa. C’est là bas qu’elle était née, loin, très loin de ses racines coréennes quoi que ses parents lui enseignèrent non seulement leurs valeurs américaines et religieuses mais également la langue du pays qui les avait vu naître. La foi était une chose qui avait beaucoup rythmée leur vie. En dehors de Cassidy, la petite dernière, ils avaient écopé de prénom biblique d’ailleurs et pour la première née de la famille « Eve » était tout un concept non ?

Sur la photo, Eve ne devait pas avoir plus de quatre ans. Son père était détendu, souriant, tenant dans ses bras un poupon de deux ans environs à la petite mine boudeuse et sale d’avoir joué dans les graviers près de l’église sûrement. Matthew faisait toujours ça, bébé. Il lui tenait également la main à elle qui était debout, dans sa jolie petite robe à volant blanc du dimanche. Maman portait des gants blancs et un petit chapeau orné d’un léger voile de dentelle. Entre ses bras, le bébé qu’était alors encore Cassidy, ses grands yeux sombres tournés avec curiosité vers l’appareil…

C’était leur vie d’avant. Une vie très différente de celle d’aujourd’hui. Ils avaient tous changé depuis. En mieux, en pire… Mais changé.

Se prenant au jeu, Eve vient tourner elle-même l’une des pages de l’album. Peut être que c’était un peu ce qu’avait recherché son petit frère en venant soudainement se poser avec ses photos : l’animer un peu. Ca marche. Sur cette nouvelle page elle se voir d’abord elle à sept ou huit ans, en tutu rose et petits chaussons blancs. Elle prenait des cours de danse après l’école et adorait ça ! Comme beaucoup de petites filles elle espérait bien devenir une belle ballerine plus tard ! Une autre photo montrait Matthew avec un ballon de basket presque plus gros que lui et casquette sur la tête il semblait vraiment vouloir prendre une pause de « grand ». Cassidy quant à elle prenait déjà la pose à la manière d’une misse, sa bouille malicieuse et gouailleuse étirée par un sourire ou sa jolie dentition de petites pierres blanches dévoilait un trou à l’endroit d’une dent de lait déjà tombée.

Eve a un sourire à nouveau, tournant une autre page, les découvrant à l’école du quartier, au cirque, sur le terrain de jeu. A leurs sourires, non seulement à eux mais également à leurs parents, on pouvait bien deviner que leur enfance avait été joyeuse et qu’il n’avait manqué de rien. Les photos de l’adolescence montraient une Cassidy légèrement trapu, un peu boudeuse, peut être un rien caractérielle déjà ! Celles de Matthew un jeune homme parfois un peu gauche mais optimiste. Tous deux avaient reçu les bienfaits de la nature, se développant d’une belle manière. Elle apparaissait comme une adolescente discrète, petite crois d’argent autour du cou, robe lui arrivant sous le genou, souliers ciré et sourire de circonstance. Sur bien des photos elle tenait la main de sa sœur, très soucieuse de son rôle de grande-sœur et alors que Matthew lui demande soudainement s’il se souvient de quelque chose, une autre anecdote sûrement, Eve acquiesce sans vraiment écouter. Peut être une de ces fois où elle aidait son frère et sa sœur à traverser lorsqu’ils étaient tout gosse et qu’elle leur répétait bien les règles ! On attend que le bonhomme soit vert, on regarde à droite et à gauche…

Elle avait été un peu mère poule avec eux mais c’était ce que devait faire une grande sœur non ?

Nouvelles pages de l’album, on passe quelques années, on se rapproche du drame et tout doucement, Eve frémit. Ses longs doigts fins viennent chercher la quatrième de couverture de l’album… Et le referme. Ho, aujourd’hui elle pouvait se voir en photo ou dans le miroir… Mais pendant longtemps ça n’avait pas été le cas et ce matin elle ne s’en sent pas la force. Elle ne voulait plus regarder de photo et tout en venant se blottir dans les bras de son cadet qui se fait réconfortant, elle accepte de se replonger dans de vieux souvenirs difficiles.

Elle marchait dans la rue, habillée un peu moins sage que dans sa prime adolescence sûrement. Ses petites robes sages d’écolière bien sûr elles avaient été troquée par des choses un peu plus mode qui convenait mieux à une jeune fille de leur époque. Rien de provoquant ni d’excentrique que ses parents ne lui auraient de toute façon jamais permit de porter… Mais voilà.

Ses chaussures étaient agrémentées de deux ou trois petits centimètres seulement, fermées par une boucle sur le devant et ses cheveux ramenés en queue de cheval, assez haut sur son crâne. Elle se souvenait avoir eu un petit chemisier blanc à col en V, cintré dans sa jupe à jupon. Un look un peu rétro quoi… Et allez savoir pourquoi elle se souvenait si bien de tous ces petits détails à présent.

Le mal avait surgit d’une ruelle tandis qu’elle rentrait de ses cours de danse, fatiguée par la pratique mais satisfaite des derniers résultats. Il lui avait bondit dessus sous la forme de deux hommes et le choc émotionnel fut si intense qu’elle eu beau très certainement voir leurs visages, sa mémoire se refuse encore à les lui redessiner. Alors dans ses souvenirs, elle ne voit que deux formes indistinctes. Deux ombres, semblables aux démons des sermons de son père.

Elle sentait leur odeur de tabac froid, de sueur et d’alcool bon marché. Un relent de mauvaise haleine qui avait glissé sur sa peau tandis que de ses yeux avaient perlés de grosses larmes. Ses cris avaient été étouffés sous des coups, marbrant sa peau de contusion. Ses vêtements avaient été déchiré, ses genoux écartés, sa virginité volée, à deux reprises.

Et puis elle avait été laissée là, abandonnée sur le sol, baignant dans son sang et dans sa honte, rampante alors qu’elle allait se blottir dans un coin sombre, pleurant sans savoir quoi faire, trop douloureuse pour bouger, inconsolable… Eve se souvient à peine des heures qui avaient alors passé et de l’arrivée de son frère, de l’hôpital. En fait, les jours qui suivirent le drame sont comme un immense tunnel mal éclairé perdu au milieu de sa mémoire.

Elle avait été l’ombre d’elle-même, refusant de reprendre la danse, refusant même simplement de sortir de chez elle. Chaque fois qu’elle croisait son reflet bleuit et meurtrit dans un miroir elle se mettait à pleurer et hurler comme une damnée, tant et si bien que sa famille prit la décision de partir pour Vancouver, espérant que ce serait là un nouveau départ dans un lieu moins chargés en souvenirs pénibles.

Mais ça ne fit rien et son mal d’être et d’exister continua de s’emparer d’elle. Eve ne supportait plus son corps, menaçant d’y faire du mal. Que dire de la fois où son père vint la chercher, sur le clocher, alors qu’elle avait prit la décision d’en sauter ? Aux crises de larmes et de cris se succédaient de longues phases d’apathie… Alors ne sachant plus quoi faire, ses parents prirent la décision de l’interner.

Adieu père, mère, frère et sœur… Bonjour le blanc aseptisé d’un centre pas aussi inquiétant qu’on veut nous le faire croire dans les films. Ho… Ce n’était pas le grand luxe et les patients étaient souvent fous… Mais Eve pouvait y être une coquille vide sans craindre le regard familiale. Sous médication, il y eu des semaines si ce n’est mois pendant lesquels refusant de s’alimenter elle le fut par sonde. Muette, ne sortant plus de son lit…

Et puis elle put commencer la dure tâche de se reconstruire une fois que tous les morceaux encore sanglant de son cœur furent extirpés du cadre et prêt à être recollés.

Ce fut long, difficile… Et surtout : ce n’est pas terminé. Plusieurs années de psychanalyse, beaucoup de cachets avalés… Mais Eve apprit à faire avec à défaut de réellement surmonter. Son teint autrefois si halé avait perdu toutes ses couleurs et pourtant, ces derniers mois, il prenait une jolie couleur rosée à nouveau. Non, elle n’allait pas « bien ». Mais elle allait mieux. Son reflet ne lui faisait plus peur, les crises d’hystérie avaient passé… Ne restait plus que ces moments d’égarement où elle semblait se déconnecter de tout.

Et l’envie de quitter le centre, un jour. Elle n’eu besoin d’en faire la demande qu’une fois et ce à son frère pour que ce dernier prenne toutes les dispositions pour elle. Voilà que de la grande sœur qui s’occupait des plus jeunes elle devenait un peu l’impotente, ce qui était un peu dur. Mais réconfortant. Et c’est ainsi qu’elle mit le pied en Corée…