Si Yun faisait lentement tourner dans son verre le liquide fluo à base d'alcool, de sucre et d'autres substances chimiques censées rendre le cocktail attrayant et rigolo. C'était exactement le genre de trucs qu'elle n'aurait pas dû boire en vérité. Elle tenait mal l'alcool et ces consommations étaient tellement sucrées qu'on en oubliait qu'elles étaient quand même pas mal chargées en rhum ou en gin. D'autant plus que le sucre accélérait l'assimilation de l'alcool dans le sang. Mais elle aimait ça, tout simplement. Elle aimait ces trucs sucrés que ne commandaient que les gamins et les gens comme elle, qui n'avaient pas tout à fait accepté de se comporter comme une adulte, du moins une adulte telle que la société l'exigeait. La société et tout le reste d'ailleurs. On était en semaine, elle avait travaillé toute la journée et demain, elle commençait tôt pour encore travailler toute la journée, mais ça ne l'avait pas empêchée de venir dans ce club select et moderne, de se percher sur un tabouret au comptoir et d'enchaîner les mignons petits cocktails fluo, posant bien rangées sur le comptoir les petites ombrelles qui allaient avec.

Elle aimait bien venir seule dans ce genre d’endroits. Bien sûr une fille seule dans un bar, ça attirait forcément les types morts de faim, mais ça ne coûtait rien de dire simplement non, ou parfois de dire oui. Oh, il y avait des lourds, des gens bourrés, dont il était plus difficile de se débarrasser. C’était aussi pour ça qu’elle restait au comptoir, les barmens étaient toujours contents d’aider en cas de besoin. Et elle, elle observait. La solitude ne la dérangeait pas, la compagnie non plus tant qu’elle était intéressante. Certains soirs, elle s’amusait, d’autres soirs elle s’ennuyait ferme, et c’était un de ces soirs. Il lui semblait que tout le monde ici n’était là qu’en désespoir de cause. Elle avait l’impression d’entendre leurs pensées, de les entendre appeler à l’aide, supplier pour ceci ou cela, de les entendre être malheureux et à la recherche de quelque chose introuvable ici. Eh bien oui ce genre d’endroit était plein de gens désespérés. Et désespérants. Elle finit son verre et secoua la tête à l’intention du barman quand il lui en proposa un autre. Elle avait déjà trop chaud, la tête trop lourde, c’était assez.

Elle parcourut encore une fois la salle des yeux, les clients, les tables, les couples, les contacts sur la piste de danse au rythme de la musique lourde qui forçait son cœur à battre au même rythme et sa respiration également. Son regard tomba sur un jeune homme et s’y arrêta. Elle ne savait pas vraiment pourquoi. Parce qu’il était beau, sûrement, une beauté originale, comme on en voyait pas souvent. Parce qu’elle avait l’impression de le connaître, aussi. Et parce qu’il ne cessait de caresser le dos d’une femme qui avait l’air un peu plus âgée que lui et qui le regardait, les yeux brillants. Cela énerva Si Yun plus que ça n’aurait dû. Cette femme avait vécu. Elle n’avait pas plus de vingt-cinq ans, certes, mais elle avait vécu, elle avait une certaine expérience de la vie. Et elle était là, à laisser ce garçon lui mordiller le cou et lui adresser des sourires que Si Yun qualifiait de menaçant, et des regards encore pire. Elle n’était que spectatrice mais elle avait l’impression que c’était elle qu’il déshabillait du regard comme ça, que c’était elle qui était prise dans ses filets. Elle détourna les yeux. Ca n’était pas ses affaires. Si cette femme était assez idiote pour se faire avoir par un beau visage et des mains baladeuses, c’était tant pis pour elle.

Sans savoir pourquoi, Si Yun se sentait en colère. Elle sauta de son tabouret, enfila sa petite veste en cuir, posa quelques billets sur le comptoir et décida de s’en aller. A peine avait-elle passé le pas de la porte que l’air glacial de la nuit la frappa de plein fouet. Séoul, l’hiver, la nuit. Elle adorait ça. Cela lui fit du bien, chassa la brume alcoolisée de son cerveau et elle se redressa, titubant à peine. Elle arriverait bien à rejoindre l’ace principal pour attraper un taxi ! Mais soudain sur sa droite, une ombre émergea des ténèbres et elle se figea, la bouche ouverte en un cri silencieux. C’était un loup ! Non, un chien, mais un chien énorme, noir, dont seuls les yeux ambrés se détachaient dans l’obscurité. Il était terrifiant, même s’il ne grognait pas ni n’aboyait. Seulement il n’était pas attaché, semblant attendre ici quelque chose ou quelqu’un. Son proprio ? Cette bête était vraiment bizarre. Si Yun passa une main sur son front, envahie soudain d’une bouffée de chaleur, puis poussa un vrai cri en voyant le chien faire un petit bond vers elle. Elle tourna les talons et s’en alla, sans plus réfléchir, tournant au coin d’une ruelle vide et sombre, le genre d’endroit où elle ne serait jamais allée en temps normal. Elle s’appuya contre le mur, le cœur battant, attendant de voir si le chien l’avait suivie, mais non. Elle poussa un soupir de soulagement et décida de rentrer pour de bon.

— Salut ma belle !

Si Yun sentit une main se poser sur son épaule, les doigts s’enfoncer dans sa chair, la tirer en arrière, et elle poussa son deuxième cri de la soirée, incrédule. C’était la première fois qu’une chose pareille lui arrivait, et comme tout le monde, elle pensait que ce genre de chose n’arrivait qu’aux autres. Elle sentit un bras s’enrouler autour de sa taille et la forcer à se retourner et se trouva face à deux types alcoolisés, un peu plus vieux qu’elle, bien propres sur eux contrairement à la légende. Oui, ils auraient pu passer pour des gendres parfaits, sauf que c’était de sales petits agresseurs. Comme toujours. Comme toujours, il y avait des hommes pour profiter de sa faiblesse et du fait qu’elle était une femme, l’histoire ne faisait que se répéter, encore et encore. Elle ne se débattit même pas, sentant ses forces l’abandonner, laissant la place à l’horreur de sa situation, incapable de se défendre, terrorisée par ces contacts physiques non désirés et violents qui lui rappelaient trop bien certaines choses. Elle entendit un des deux type se plaindre parce qu’elle ne bougeait plus et en aurait ri si elle avait pu. Au lieu de quoi elle sentit le type la jeter contre le mur, contre lequel elle glissa comme une poupée sans fil, résignée, sa vision obscurcie, les sons étouffés, et tout était flou soudain, comme si elle quittait son corps pour ne pas avoir à revivre encore ça et pire encore.

Un aboiement. C’est le seul son qui déchira ses ténèbres.

Si Yun ne vit rien de ce qui se passa dans les minutes qui suivirent. Elle entendit très distinctement les aboiements et les cris, des bruits de lutte, peut-être, mais elle était trop choquée pour analyser quoi que ce soit et n’imagina pas une seule seconde que quelqu’un était peut-être venu à son aide. Les mains plaquées sur ses oreilles, les yeux fermés, roulée en boule contre le mur, elle se contentait d’attendre que ces types fassent ce qu’ils voulaient faire, et le temps se dilata. Elle aurait pu, ne sentant rien venir, jeter un coup d’œil à ce qui se passait dans la ruelle, mais son cerveau avait généreusement décidé de la couper du monde extérieur et elle se trouvait dans un état d’apathie totale et bienvenue où aucun de ses sens ne fonctionnaient plus et encore moins ses capacités de réflexion. Malgré ça, il y avait ces aboiements entêtants qui continuer de percer sa carapace confortable, et c’était prodigieusement agaçant et tout à fait inhabituel. A cause de ce chien, elle était forcée de garder une micro-parcelle de son esprit ancré dans la réalité au lieux de pouvoir partir complètement dans son petit monde merveilleux fait de rien et de silence, et elle ouvrit soudainement les yeux, se bouchant toujours les oreilles.

Une main se trouvait devant son visage. Si Yun en suivit la forme du regard jusqu’au bras, puis à l’épaule, puis au visage de celui à qui elle appartenait et mit de longues secondes à reconnaître le type qui se tenait devant elle. Elle n’était pas physionomiste mais celui-là, elle le remit tout de suite : ce beau visage, ce regard sombre, ce sourire moqueur. Les yeux de Si Yun se détachèrent de lui pour se poser sur l’énorme chien qui se tenait à ses côtés et là encore, elle le reconnut. C’était à cause de lui qu’elle s’était engagée dans cette fichue ruelle. Un vrai monstre, aussi noir à l’extérieur que son maître devait l’être à l’intérieur. Ces petits détails la ramenèrent lentement à la réalité, juste à temps pour qu’elle capte les paroles du jeune homme. Elle secoua doucement la tête et repoussa doucement sa main avant de se trainer par terre et de s’agripper au mur pour se relever. S’il y avait bien une chose qu’elle ne voulait pas, là, tout de suite, c’était qu’un inconnu la touche. Surtout un inconnu qui tenait de tels propos. Comme si se faire agresser dans les ruelles était son but dans la vie, comme s’il la connaissait assez, qui plus est, pour sortir des trucs du genre « les filles comme toi », comme si elle avait mérité, enfin, ce qui lui arrivait. Mais après tout, ça n’était pas la première fois qu’elle entendait ça. Apparemment, c’était toujours sa faute. Elle aurait voulu lui balancer ça au visage et elle n’avait pas encore retrouvé l’usage de la parole, du moins pas assez, juste de quoi murmurer tout bas :

— Tu devrais pas faire attendre ta copine…

Comme si cette pouffiasse du bar était sa copine, et comme si Si Yun avait une raison quelconque de parler de ça… Un peu hors de propos donc, mais elle était plus concentrée à tenir debout qu’à réfléchir à ce qu’elle disait. Ses yeux tombèrent sur ses deux agresseurs, qui gémissaient par terre derrière lui, terrifiés par le chien qui semblait les garder à l’œil. Elle sentit la nausée monter, aidée par l’alcool, sûrement. Le contrecoup de l’agression, à cause de ce qui aurait pu se passer, à cause de ce chien qui la terrifiait, de ce déchaînement de violence, de ces deux crétins qui avaient tenté de faire allez savoir quoi mais aussi de son « sauveur » qui la dégoûtait presque autant pour les avoir frappés, et malgré toutes ces bonnes raisons, la seule chose qui traversa son esprit ce fut « oh non je vais vomir devant ce type beau comme un dieu ». Et ça, c’était la raison la meilleure de toutes pour se retenir. Elle posa une main sur sa bouche, signe universel du drame annoncé, mais réussit à se contenir.

— Merci…

Du bout des lèvres. Parce que malgré tout il l’avait sauvée. Elle s’adossa au mur, inspira à fond et réussit enfin à regarder le jeune homme dans les yeux. Sa peau la picotait et un frisson la parcourut, peut-être parce qu’elle ressentit soudain que cette rencontre ne serait pas sans conséquences, et qu’il aurait mieux valu qu’elle s’en aille à présent au lieu de rester là à le regarder sans un sourire.

— Je te dois une dette, on dirait.

Elle faillit lui proposer de l’argent mais décida que ça aurait l’air louche. Même s’il avait l’air louche. Mais là dans l’immédiat, elle ne voyait pas trop ce qu’elle pouvait faire pour lui pour rembourser sa dette.

La jeune femme semblait dans un autre moment et Seung Hee dût attendre avant d'avoir une réaction de sa part. Leur regard s'était croisé et le jeune homme l'avait longuement observée. Oui, elle dégageait quelque chose de spécial qui l'intriguait beaucoup. A force de l'observer, il se rendit compte qu'il avait déjà dût voir ce visage quelque part...mais où ? Il n'était qu'un rookie et n'avait jamais fait attention à ses aînés, mais cette fille, il était presque sûr et certain d'avoir déjà vu son visage affiché quelque part. Enfin bref, la jeune femme revint enfin à elle même et repoussa la main du jeune homme pour se relever toute seule. Seung Hee haussa une épaule et la regarda faire d'un regard méprisant tandis qu'il ramenait son bras le long de sa taille. C'était pas la meilleure façon de faire connaissance, ça c'était sûr...


Mais la remarque de la jeune femme concernant sa « copine » dessina un rictus moqueur au coin de ses lèvres. Il ne prit même pas la peine de répondre à cette remarque parce qu'il savait très bien qu'elle savait que ce qu'elle disait n'avait aucun sens. Et en plus de n'avoir aucun sens, elle venait d'avouer à haute voix qu'elle l'avait bel et bien regardé, pendant tout ce temps. Oui...ça donnait à Seung Hee la sensation d'exister, de façon encore plus violente que lorsqu'il était sur scène. En tout cas, la demoiselle ne semblait pas en forme, et c'était peu dire. Eh bien...Seung Hee pouvait essayer de comprendre que se faire agresser n'était pas la meilleure chose pour se sentir en forme. Finalement elle le remercia et le jeune homme haussa une nouvelle fois les épaules. Il n'avait pas fait grand chose, au final. Lorsqu'elle lui parla d'une tête, le jeune rookie haussa un rire nerveux. C'est vrai que ça marchait toujours comme ça...si elle lui avait proposé de l'argent, il se serait sans doute énervé sur elle. Après tout...ça n'était pas comme s'il était fier d'avoir un passé pareil. Mais bon, qu'est ce qu'elle pouvait en savoir ?


Tout en allant gratter les oreilles de son chien en souriant, le jeune homme entonna : « C'est vrai, tu me dois une dette. Qu'est-ce qu'une fille comme toi pourrait m'apporter, hm ? » Seung Hee s'amusa à accentuer la partie «  comme toi » qui était rajoutée expressément pour l'énerver. Il cessa de câliner son chien pour s'avancer vers la jeune femme, sans jamais la toucher. Mais il se pencha de sorte à ce que leurs visages soient vraiment proches, si bien qu'il sentait même le souffle encore saccadé de l'inconnue caresser sa joue. « J'ai bien une idée. Dors avec moi ce soir. Je t'ai sauvé la vie après tout. » Et par dormir il n'entendait rien d'autre que de vraiment dormir, mais même si c'était clair et juste dans sa tête, il ne pouvait pas s'assurer que ça serait de même pour cette demoiselle. Et puis de toute façon, il n'était pas désespéré à ce point...mais si elle acceptait, ça l'arrangerait bien pour le coup. Et dire qu'il lui proposait déjà une nuit sans même se présenter avant...mais ça, c'était carrément Seung Hee. Et son regard sombre et perçant ne la quittait pas, et il n'aurait pas pu paraître plus sérieux que ce qu'il ne paraissait déjà.

Cette ruelle lui semblait soudain être hors du temps. Si Yun n’avait plus aucune idée d’où elle était ni depuis combien de temps elle y était tellement l’endroit lui paraissait empli de leur présence à tous les deux, celle de ce jeune homme, si écrasante, et la sienne qui tentait de ne pas se faire engloutir, comme la flammèche d’une bougie luttant contre la totale obscurité. D’une certaine façon, elle commençait à se dire que toute cette soirée ne serait pas une catastrophe, du moins dans l’instant. Plus tard, peut-être qu’elle regretterait chacune de ses paroles et de ses décisions, mais alors qu’elle se remettait petit à petit de l’agression, elle imaginait qu’elle avait peut-être échangé un mal pour un bien. Du moins si elle partait du principe qu’elle était sortie ce soir pour tout oublier et se laisser avaler par le monde de la nuit et en guise de ténèbres, ce type se posait là. Elle n’était pas du tout dans un trip sensations fortes. Elle avait parfaitement conscience que le jeune homme était à sa façon aussi dangereux que les deux débiles de tout à l’heure. Et elle se sentait prête à jouer le jeu. En quoi est-ce que ça la différenciait de cette nana au bar qu’il pelotait tout à l’heure ? Elle ne savait pas trop, si ce n’est qu’elle ne comptait pas le laisser la peloter tout de suite, ce qui était en soi une petite victoire. Elle esquissa un sourire – ce qu’elle était drôle, parfois ! Dommage que personne ne puisse profiter de son humour dévastateur.

La façon graveleuse et macho dont il reprit ses paroles au sujet de la dette que Si Yun lui devait n’étonna même pas la jeune femme. Un mec restait un mec au final et si on ne l’acceptait pas alors on ne risquait pas d’en voir le bout d’un – dans sa vie évidemment, et ailleurs aussi, certes. Oh, oui, comme si son intention en remerciement de l’avoir sauvée de deux gros lourds était une partie de jambes en l’air… Mais en fait, non, apparemment. Si Yun lui lança un regard surpris. Voilà que sa demande prenait une apparence un peu bizarre. Dormir ? Avec lui ? Etait-ce une façon détournée de lui demander cette fameuse partie de jambes en l’air ? Mais non, il avait l’air sérieux, la main sur la tête de son chien qui était si gros que le jeune homme n’avait pas besoin de se baisser pour lui gratter les oreilles. Elle attendit la suite, mais comme rien ne venait, elle en conclut qu’il était sérieux. C’était bien la première fois qu’un mec lui demandait ça. Oh bien sûr, peut-être que c’était juste une façon originale de s’exprimer et que dès qu’ils seraient allongés côte à côte, il lui demanderait la deuxième partie de sa dette. Enfin, c’était pas comme si elle allait accepter de toute façon.

— Je ne comptais pas vraiment dormir cette nuit.

Elle resserra les pans de sa veste autour d’elle et décida qu’elle avait envie de jouer, elle aussi. Enfin, avec lui. Il était bizarre après tout et ça ne pouvait que l’attirer, ce genre de personnalité. Elle ajouta donc :

— Mais on peut trouver un compromis. On peut toujours passer la nuit ensemble – à boire et passer le temps, juste ça.

Peut-être que ça ne suffisait pas à effacer la totalité de sa dette mais c’était déjà pas mal. Elle se baissa, ramassa son sac à main, vérifia qu’elle avait assez d’argent pour remplir sa part du contrat. De quoi tenir une bonne partie de la nuit, oui.

— Je m’appelle Si Yun. Merci pour ton aide. Et merci à lui aussi j’imagine…

Elle désigna le chien d’un geste, lequel grogna sur elle comme si elle venait de dégainer un flingue. Okay, ça n’allait pas être simple, tout ça.

Au moins le refus de Si Yun à la proposition du jeune homme ne sembla pas le choquer plus que ça. Il n'était pas naïf ou idiot, apparemment. Il avait demandé ça en sachant par avance qu'elle dirait non et cela amusa la jeune femme de penser à sa réaction si elle lui avait dit oui. Il avait l'air d'avoir son caractère et sa fierté et peut-être bien qu'il aurait réagi exactement de la même façon, sans un mot ni un geste, comme si c'était normal qu'une inconnue accepte de réchauffer sa couette pour une nuit. Comme si en fait, qu'elle dise oui ou non n'avait pas d'importance pour lui en vérité. Mais sa proposition restait assez étrange pour que Si Yun la prenne au sérieux. Elle en déduisit que le garçon tenait à son image, tout simplement. Il devait s'en passer, des choses, derrière ce masque de froideur et de moquerie. Elle n'était pas certaine de vouloir savoir quoi tout en sachant que c'était déjà trop tard pour elle, qu'elle était déjà captive de ces yeux sombres et brillants. Alors, autant jouer le jeu. Ça ne servait à rien de se débattre.

Elle se présenta, il se présenta, présenta son chien comme s'il s'agissait d'une troisième personne qui se tenait là et Sid se calma dans la foulée. Si Yun voyait venir des jours difficiles dans sa relation avec cette bête. Puis elle se secoua. Pourquoi est-ce qu'elle pensait ça, d'abord, ça n'était pas comme si elle comptait revoir Seung Hee plus tard. Seung Hee. Évidemment, ce nom pouvait lui rappeler quelque chose comme rien du tout. Mais le visage comme le nom lui disaient quelque chose et c'était trop pour une coïncidence. Étant donné qu'elle n'avait quasiment pas de vie en dehors de l'agence et que les gens qu'elle rencontrait et qui méritaient qu'elle se souvienne vaguement d'eux - c'est à dire pas les inconnus dans les bars - travaillaient tous à la NG, elle en déduisit qu'il devait y travailler aussi. Partant de là, il pouvait être avocat là-bas comme balayeur, mais enfin beau comme il était elle le voyait plutôt idole, tout simplement, ce qui prouvait à quel point elle ne faisait pas attention à ses collègues de travail...

Soudain les deux types, comme s'ils attendaient le meilleur moment, se levèrent et s'enfuirent plus ou moins, arrachant un sursaut à Si Yun qui se colla de nouveau à son mur. Mais non, ils se barraient vraiment. Et ils feraient mieux de faire pareil au cas où ces deux enflures ramenaient du monde. Seung Hee ne semblait pas pressé, lui, trop occupé à se moquer du fait qu'elle ne tenait pas sur ses deux jambes sans l'aide de son mur. Oui, elle était déjà bien entamée, c'est sûr. Et quand elle vit l'expression du jeune homme s'assombrir brutalement - sans qu'elle se sente concernée parce qu'elle n'avait encore rien dit ou rien fait de mal pour le moment -, quand il lui ordonna carrément de le suivre, elle eut enfin une pointe de regret. Est-ce qu'elle faisait bien de faire ça ? Elle savait très bien qu'avant la fin de la nuit elle serait bourrée pour de bon et qu'il pourrait bien lui raser la tête ou lui faire les poches - pour ne pas dire autre chose - sans qu'elle y voit un inconvénient. Puis elle ravala ses doutes, poussée par quelque chose de plus puissant que la raison. Tirée, plutôt, aspirée, même. Par lui, tout simplement.

Ils retournèrent au bar juste à côté, et Si Yun regarda avec incrédulité le chien se rouler en boule dans un coin sombre près de la porte sans même que son maître le lui ordonne. Ah. Donc il lui donnait des ordres à elle, mais pas à son chien, ce qui en disait long sur la façon dont il la voyait, pour le moment. Bon eh bien elle savait se défendre. Ça n'était pas comme si elle n'avait pas l'habitude des hommes directifs et dévoreur de liberté et d'énergie vitale. Le bar était toujours bondé, il y faisait chaud et moite, la nuit était bien avancée et les gens de plus en plus torché et désespérément à la recherche de quelque chose que personne ici ne pouvait leur offrir. Si Yun se rapprocha inconsciemment de Seung Hee, profitant de sa carrure à lui pour ne pas se faire écrabouiller, surtout qu'il fendait la foule avec assurance, jusqu'à une petite table encombrée de verres vides. Ils s'y posèrent et réussirent à attraper un pichet de bière et deux bouteilles de soju sur le plateau d'une serveuse qui passait par là. Si Yun lui glissa un billet dans la main et la serveuse hocha la tête d'un air fatigué, repartant au bar récupérer un autre pichet pour honorer sa commande. Si Yun ausculta tous les verres, en trouva quelques uns de non utilisés, poussa tous les autres sur le côté puis servit Seung Hee, se servit et, le regardant dans les yeux, avala son verre cul-sec. Bon, ça n'était pas une pinte, c'était plus petit, un verre destiné normalement à accueillir un alcool plus fort.

— Je crois qu'on se connait, Seung Hee. Il se peut qu'on se croise demain, et on verra bien qui de toi ou de moi aura l'air de décuver. »

Ce serait elle évidemment. S'ils se croisaient demain matin, il aurait le plaisir de découvrir Si Yun version lendemain de cuite, c'est-à-dire les épaules voutées, le visage enfoui dans une écharpe géante et mangé par une énorme paire de lunettes de soleil. Mais ça l'amusait de le titiller comme ça. Tant qu'elle n'y laissait pas des plumes. La musique était lourde et affolait son cœur. Elle déboucha sa bouteille de soju et la vida à moitié dans son verre de bière. Puis son regard passa par-dessus l'épaule de son partenaire et tomba sur la fille de tout à l'heure qui fixait leur table d'un air mécontent. Leurs regards se croisèrent et Si Yun esquissa un demi sourire. C'était idiot et gratuit mais elle n'y pouvait rien. La fille la foudroya du regard et Si Yun détourna le sien d'un air de profond ennui.

— Alors je suppose que tu fais souvent ça, venir dans des bars, draguer des filles sans nom et sans visage, sauver des demoiselles en détresse dans des ruelles... Tu n'as pas une réputation à tenir ? »

Pas sûr qu'il ait le temps de répondre, cela dit. Derrière lui, la fille chargeait, droit sur eux.