J'avais fait quelques erreurs de jugement sur le garçon que j'espionnais. A la première rencontre, ses yeux m'avaient semblé être un trou sans fond. Un vide totale, le néant s'y trouvait selon moi. Pour moi, si cela avait été un endroit, il serait vide, inquiétant, dangereux mais surtout froid, très froid. Cela aurait pu expliquer les frissons qu'on avait en les croisant.
Je retire désormais. Les yeux de Wu Xia Min n'étaient pas vides. Du moins, pas exactement. Quand il vous regarde, c'est en effet vide. On pourrait croire qu'il ne pense pas grand-chose de vous, que vous ne provoquez pas la moindre réaction chez cet être de terreur. Mais quand il était seul... dans ses pensées... assis dans un coin... le regard perdu dans le vide. J'avais vu d'abord de la solitude. Puis de la colère, mais ça, pas besoin d'avoir un grand fond pour en ressentir. Faut dire aussi que c'était facile à lire chez lui, vu qu'il avait constamment les sourcils froncés. Mais encore, dans ces yeux, autre chose... il y avait cette sorte de mélancolie constante. J'avais l'impression de regarder un de ces clips avec une chanson rythmée un peu mais très désespéré, précipitée, haletante presque alors que le héros ne bougeait plus. Il semblait presque comme mort. Wu Xia Min était-il mort ? Ou n'avait-il jamais été vivant ? Et depuis quand exactement je devais me poser la question ?
Ma curiosité me tuerait un jour, je le savais. Cela faisait partie de ma vocation j'imagine. A croire que j'étais née pour être de la police et me retrouver dans cette situation insupportable.

Enfin, insupportable. J'avais imaginé bien pire en le rencontrant la première fois. Et si je le pensais toujours capable de m'achever à n'importe quel moment, je n'avais pas trop de mal à jouer la comédie et rentrer dans la peau de ma sœur jumelle. D'autant plus que par méfiance, il n'exigeait aucun contact particulier si ce n'est professionnel, cela me convenait parfaitement. Mais Rin Ah, te serais-tu satisfaite de cette situation ? Cela t'aurait-il fait de la peine d'être si proche et si éloignée de lui ? Encore une question que je ne devais pas me poser, de crainte que la haine remonte et que je sois incapable de contrôler mes coups. Pourtant, il m'en aurait fallu : je commençais à comprendre la façon dont il fonctionnait. J'imaginais des scénarios où il n'était pas aussi vilain qu'il le montrait et parfois, il laissait passer des éléments qui le montraient : rien qui ne fasse avancer l'enquête, mais j'avais l'impression de plus le comprendre.
Juste une façon d'être moins en danger ?

Pour moi, Wu Xia Min était aussi l'être le plus pervers de cette planète. Pas dans le sens qu'il regardait sous toutes les jupes, ça, je n'en savais encore rien et vous vous imaginez bien que vu mon rôle, il en était plus simple ainsi pour lui. Mais pour moi, il ne cherchait qu'à faire souffrir les gens. Mais au fur-et-à-mesure, je voyais que c'était lui qu'il cherchait à protéger de la souffrance.

Je détestais ces conclusions.
Je me détestais pour me radoucir autant.
Et pour seule consolation, toujours cette même idée : Rin Ah était ainsi.
Plus les jours passaient et moins il était ce qu'il semblait être. Et pourtant, il restait le parfait coupable. Et au diable la présomption d'innocence, j'étais en droit de bafouer totalement ce droit.

« Qu'est-ce que tu veux, on ne se refait pas. » avait-il répondu en fronçant un peu plus les sourcils. Je me demandai alors, avec un fin sourire, jusqu'où exactement il pouvait repousser les limites du "froncement de sourcils niveau 10". On avait l'impression que c'était un terrain sans fin et qu'il avait des sourcils interminables. Cela m'amusa, franchement et mon sentiment automatique de culpabilité fut gommé instantanément par l'idée de pouvoir chercher, tranquillement des réponses.
C'était plus qu'une opportunité au final : il venait de me laisser seule, dans les locaux et même dans son bureau éventuellement. J'avais passé un autre pallier de sa confiance et cette idée m'avait presque retenue. Mais qui savait quand une telle occasion se représenterait, hein ? Alors reprenant ma casquette d'officier de police, j'avais fini par saisir cette chance. Quelque-chose de bien pourrait en sortir n'est-ce pas ? J'allais peut-être avoir la preuve de sa culpabilité et je pourrais enfin en finir avec tout ça.

Quand il entra dans le bureau, me surprenant, sur le fait, dans la position la plus compromettante qui soit... mon cœur était tombé aussi bas et abruptement que la canette qu'il tenait dans sa main... et qu'il fit glisser. Les pulsions m'assourdissaient presque, éclatant comme la canette des centaines de fois. Comme une idiote, je l'avais laissé s'approcher de moi sans sourcilier. Je l'avais laissé m'attraper le bras... je l'avais laissé me retirer ma seule preuve. Celle qui m'inquiétait juste autant que l'état de la personne devant moi.
Ce n'était pas le même Wu Xia Min d'il y a quelques minutes. Ce n'était pas non plus le Wu Xia Min de la première rencontre. J'ignorais qui j'avais devant moi à nouveau et de quoi il était capable. « Tu fouilles ?! Rin Ah ! Tu étais en train de fouiller là, c'est ça ?! » Je restais muette, ne sachant pas quoi répondre. Non ? C'était pourtant ce que je faisais. Alors lui répondre oui ? De toute façon, il n'y avait rien à dire. Et en fait, il n'attendait pas de réponses. Il allait juste défouler sa colère et j'ignorais juste jusqu'à quand et à quel point.
Si j'avais peur ? Évidemment. Je n'avais jamais été aussi imprudente. Finalement, Matthew avait raison : cette histoire me touchait trop personnellement. Je commettais des erreurs de débutante écervelée. Et si jamais je m'en sortais, j'aurais honte seulement de raconter la manière dont je me suis mise dans une panade pareille.

« Tu as eu le temps de trouver ce que tu voulais ? Si je ne te l'ai pas montré, tu ne crois pas que j'ai mes raisons ? HEIN?! » Je tentais de rester calme et de ne pas montrer que sa façon de hurler me destabilisait... Alors j'attendais avant de lui répondre, de peur de me trahir trop. Je décidai de regarder ailleurs en cherchant quoi dire.
En y pensant, il en avait une de raison, toute trouvée selon moi, de ne pas m'avoir montré tout ça. C'était une preuve, et de premier choix.

« Des raisons comme ta culpabilité par exemple ? » Je restai un autre instant silencieuse en évitant soigneusement son regard. Je n'avais pas très envie de faire la maligne. Cette découverte me touchait beaucoup, elle faisait bouger des choses. Elle me faisait me bouger moi aussi. J'en avais finalement eu besoin, de ça, un élément déclencheur supplémentaire. « Tu ne parles pas beaucoup Xia Min alors ce que tu ne me dis pas, je vais le trouver... Alors oui, j'ai fouillé. Ça c'est ma faute, je te l'ai expliqué. Et toi ? Comment tu m'expliques ça ? Hein ? »

J'étais calme, du moins j'en donnais l'air. La peur était toujours là mais plus je réalisais ce qu'il se passait, plus mes forces me revenaient, plus la colère allait doucement remonter. Peut-être juste assez pour pouvoir mener ce qui allait suivre à bien et avec un minimum de dignité. « Tu n'as pas idée de ce que c'est, de vivre avec cet incident dans la tête mais par morceaux seulement. Je ne sais rien ! Tu m'avais dit ne pas en savoir beaucoup plus... Alors c'est quoi ça ? »
Inspirant un coup, je relevai la tête vers lui, n'essayant pas de fuir : je ne devais pas agir comme si j'étais en tord. Car Rin Ah, que j'incarnais, ne pensait pas l'être. Rin Ah n'était pas coupable d'autre chose que de son entêtement. Rin Ah était victime. Et lui, le coupable, il fallait que j'efface les réflexions sur l'autre Xia Min qui apparaissait de temps à autres devant moi. Lui, celui qui tenait la preuve, la lettre dans son poing, était le coupable.

« Tu as tant de choses à me cacher encore ? »
Ha ! Quelle ironie pour une lettre qui "m'étais" destinée...

Avec Xia Min, rien était écrit. Pourtant tout semblait suivre le même scénario.
Je ne comprenais vraiment rien.

Avant cette mission, j'avais la réputation d'être une des plus logiques et intelligentes des nouvelles recrues. J'étais arrivée avec quelques prétentions, je l'admets, dont celle de pouvoir jouer parfaitement le rôle de ma sœur et ce même avec le peu d'informations récupérées. J'avais appris par la suite que je ne serais pas à la hauteur de l'amour qu'elle avait pour lui, que n'importe quel acteur serait bien fade à côté de la chaleur qu'elle dégageait. Et mon attention redoubla à ce sujet, quitte à développer une sorte d'empathie obligatoire à l'égard de cet être solitaire. Je pensais avoir vraiment saisi la solitude du personnage, cerné quelques traits de sa personnalité et j'imaginais que ça m'amènerait à d'autres choses. Sauf que je m'étais heurtée à un nouvel échec et voilà où est-ce que ça me menait : à devoir aller à la pêche par moi-même. Car pour faire tomber les murs de l'entreprise Wu, il ne servait à rien de faire mousser les murs, il fallait prendre le marteau et frapper à grand coup. Puis espérer que l'invasion passe inaperçue.

Et sinon ?
Ça, j'allais justement le savoir.

Le fait était que je ne cessais de devoir tout reconstruire. La veille, j'avais passé la soirée avec Matthew à essayer de constituer un profil censé et précis de Wu Xia Min. Il avait fallu de longues minutes pour lui expliquer qui il était. Et j'en savais pourtant tellement peu. Je pensais pouvoir en savoir plus en touchant sa confiance et je m'étais trompée : il m'en parlait encore moins de ces choses, il me tenait écarté. Je ne comprenais pas pourquoi. Quand je prenais des initiatives, il n'aimait pas beaucoup plus ça. Je croyais l'imiter bien mais je ne me leurrais pas : mon comportement ne pouvait pas être en tout point celui d'une jeune femme que je ne connaissais plus. Pourtant, il me gardait comme prisonnière. Et là, si j'avais parié mourir immédiatement... je me trompais encore.

« Mw-mwoya ?! Rin Ah ! Regarde moi ! Qu'est-ce que tu sous-entends exactement par là ? Regarde moi je te dis ! » Je levai mes yeux vers lui avec réticence. Je n'avais aucune envie de devoir croiser sa colère et n'avoir pas une seule idée de ce qu'elle voudrait dire. Et comme à son habitude, il n'allait rien révéler mais tout attendre de moi. C'était terriblement frustrant... et étrangement injuste. Mais je m'y étais attendue. Comme pour presque tout, sauf cette éternelle remise en question. Et c'était ça tout le problème. S'il avait les réactions attendues, elles me surprenaient quand même. J'avais du mal à y croire, mais ça me touchait de plein fouet dans mon orgueil et celui, imaginaire, de ma sœur. Et si elle était vraiment revenue vers lui, c'est à cette loque humaine animée par la colère qu'elle aurait eu le droit ?
Oui Rin Ah, tu avais entièrement raison, dans tous les cas, je n'aurais jamais approuvé une telle relation.

« Tu penses que c'est moi ?? Tu crois que j'ai essayé de te descendre Rin Ah ?! C'est pour ça que tu es revenu hein... » Mes yeux s'élargirent. Ils me poignardaient davantage dans ma fierté. Aussitôt qu'elle se reconstruisait, il trouvait un moyen de mettre le doigt sur quelque-chose. Avais-je été trop transparente au final ?
A ce moment, il avait beau m'appeler Rin Ah, c'était bien de Min Ah dont il parlait. C'était bien Min Ah qui était revenu pour cette raison.
« Pour moi ?! C'était ça que tu voulais dire en fait ! Mais dis moi, si c'est moi, pourquoi est-ce que je ne t'ai pas... tué aujourd'hui tiens ? Ce n'est pas les occasions qui manquent ! Tu vois ! Alors? » Je me le demandais justement. Chaque jour, c'était la question que je me posais. Et il devait bien y avoir une raison. Une raison liée à la mort de ma sœur. Je voulais que ce soit le cas. Car il était ma seule piste et il n'était pas bavard. Alors, injuste ou non, s'il ne me donnait pas de coupable, il ferait l'affaire. Voilà ce que je décidais et peu importe cette question qui revenait chaque jour : je n'avais pas d'autres choix.

Mes yeux fixèrent son arme et j'inspirai une dernière fois avant de retenir un peu mon souffle. Il pétait les câbles. Ça y était, il pétait des câbles. Et si j'avais peur, je savais que ce n'était pas le moment de craquer ou ça se finirait très mal. De toute façon, j'avais trop envie de profiter de cette explosion. Encore une fois, j'allais certainement souffrir dans mon honneur mais de toutes les façons, je n'avais plus grand-chose à perdre du coup. Sauf la vie. Une telle désinvolture m'aurait valu une belle dispute avec Matthew s'il avait été dans ma tête...

Je quittai des yeux l'arme : il ne me servirait à rien de la regarder. C'était lui, Xia Min, que je devais garder dans mon viseur. « Tu n'as pas lu ? Pourquoi est-ce que tu joues la flic alors ? C'est quoi ça, un interrogatoire ? Tu sais très bien ce qu'il s'est passé maintenant. Arrêtons de jouer, fin de la représentation. » Justement non et ça, même si j'essayais, je ne pouvais pas le jouer. Je ne pouvais pas prétendre. Cela m'agaçait. J'aurais tout donné pour savoir, pire, pour avoir été présente ce jour-là. Quitte à arriver peut-être un peu trop tard ou à m'en prendre dans la figure, j'aurais tout donné pour juste savoir, oui. Je le fusillai soudainement du regard, les yeux vitreux : il tapait vraiment sur mon orgueil. Quel miracle m'avait fait continuer mon idée ? « Pose moi les bonnes questions. Celle qui doit te ronger depuis que tu as passé le seuil de la porte : 'Est-ce que tu as essayé de me tuer XiaMin ?'. C'est ça que tu veux savoir hein ? Et qu'est-ce que tu veux entendre Rin Ah ? Oui ? »

J'étais restée silencieuse un moment. Oui, je me posais bien cette question. J'avais hésité un long moment à la lui cracher à la figure oui... Mais... il m'avait encore appelée Rin Ah. Encore une fois, c'était ce que Min Ah voulait dire, pas Rin Ah... Ma jumelle ne se poserait pas la question. Pour elle, c'était inconcevable qu'on puisse le lui demander... Cette... naïveté... J'en avais le cœur gros mais mes yeux se relevèrent sur les siens quand même et tant pis si j'avais l'air d'une petite gamine se faisant disputer par son père...
« Non... » ce fut le seul mot que je prononçai pendant quelques interminables secondes. « Ça, Xia Min... c'est ce que tu voudrais que je te demande. Moi... ma question... C'est pourquoi ? Pourquoi tu te comportes comme si c'était le cas ? »

Je pinçai mes lèvres un peu, en regardant de nouveau ailleurs. « Tu n'es pas le seul à avoir engagé ta confiance... Moi aussi. Et contrairement à toi, je ne te remets pas constamment en question. Mais je me pose des questions... Tu te comportes comme si tu avais fait quelque-chose de terrible. Tu en oublies de vivre. Tu ne te rends même pas compte que tu me contrôles totalement : tu m'as enfermée Xia Min... Pourquoi ? » J'en profitai pour sortir ce qui me tracassait réellement depuis quelques temps. J'avais l'impression d'être enfermée et toujours surveillée. Rin Ah aurait pensé à la protection mais un oiseau libre comme elle, je l'aurais mal vu rester sagement comme ça, sous la surveillance de quelqu'un. Quant à moi, je virais totalement à la paranoïa...

« Tu caches des choses. Tu ne dis rien. Tu t'emportes. Mais mince, pourquoi ? Moi aussi, ça me rend folle. Je me rends compte à quel point je ne pourrais rien récupérer de ma vie d'avant alors... je veux savoir pourquoi... Je croyais être revenue pour toi... mais tu n'es plus la personne... ce Xia Min que j'ai connu... » j'avais manqué de me trahir en repensant aux mots de Rin Ah dans la lettre qui m'était adressée. Je me demandais où était ce type. Si je ne m'étais pas trompée de cible et si je ne perdais pas mon temps là avec un inconnu en fait...

« Tu m'accuses de trahir ta confiance et toi alors ? Donc je vais te dire un truc : si j'avais voulu te faire quoi que ce soit Xia Min, ça ferait longtemps que je l'aurais fait. Je ne me donnerais pas tout ce mal... car ça me gave, voilà ! Ah ! Et aussi : je ne tremblerai pas devant ton arme et ton scandale. Après tout, je ne suis plus à une balle près, n'est-ce pas ? Moi, j'en ai marre. Si ça te chante, vas-y, fait carrément feu, tu peux même faire de la musique avec ton flingue. Perso, je me barre ! Je te le laisse ton bureau et ta lettre vu que c'est si précieux. »

... Et là, une seule chose me traverse l'esprit : qu'est-ce . que . tu . fais bordel de bordel, Min Ah ?!

Je l'avais contourné après l'avoir regardé dans les yeux, soi-disant énervée... Mais j'avais finalement bel et bien craqué d'une certaine façon. Je chopai ma veste et m'assurai que j'avais bien mes clés pour sortir en oubliant la moitié de mes affaires. Je m'en fichai. Avant de filer dehors comme une furie, je rageai un peu plus. « Si tu es enfin prêt à parler, tu me fais signe. » Je ne me rendais même pas compte que j'avouais ne pas me casser réellement à cette phrase. Car j'attendais clairement que ça se calme, si pas pour lui, pour moi au moins. J'avais besoin de poursuivre cette mission. Pas seulement pour Rin Ah ou ma famille, mais pour la fierté qu'il avait salement piétiné avec ses grands airs de prince Yakuza...

Je m'étais lancée dans cette mission en ignorant qui était devenu ma sœur. J'étais déçue par la personne qu'elle avait fini par devenir en grandissant et me repoussant sans cesse. C'est ainsi que je l'avais vécu. Et pourtant, j'avais surmonté ce ressentiment. Pour elle, pour honorer nos meilleurs moments passés ensemble. Parce que c'était ma sœur, que ma mère l'avait pleurée, mon père l'avait pleurée et je l'avais pleurée aussi. Et plus la mission avançait, plus j'appréciais et détestais ses qualités et défauts. Mais j'aimais de plus en plus ma jumelle.

Je m'étais lancée dans cette mission en ignorant qui était Wu Xia Min. J'avais été préparée au genre habituel de ma Rin Ah, l'avait imaginé bien des fois en le cherchant et, en le rencontrant enfin, j'étais bien loin de la vérité. C'était un être froid comme je l'ai dis tant de fois, colérique, effrayant et je détestais l'idée que ma sœur ait trouvé le moyen de l'aimer et de le qualifier de « génial ». Je le détestais et en même temps, je nourissais une compassion pour lui : comme les enfants qui tombent dans le système des gangs. Ce sont des plaies mais ils ont été ces enfants démunis et perdus. Seuls. Comme Xia Min. Plus les jours passaient, plus il faisait grandir la curiosité, la frustration et même... le doute en moi. J'avais l'impression qu'il me glissait sans cesse entre les doigts.

Et probablement enfin, je m'étais lancée dans cette mission en ignorant qui j'étais et ce que je voulais.
J'avais changé moi aussi. Si Rin Ah avait fini par accepter toutes ses identités possibles, moi, je venais à peine de récupérer la casquette de sœur jumelle. J'avais vécu comme une entité presque libre de tout titre. Je m'étais satisfaite d'être moi et la coéquipière de Matthew, comme sa meilleure amie aussi. Ma vie était particulièrement simple et d'un coup, j'étais à nouveau membre d'une famille, soeur d'une défunte et j'étais même parfois cette défunte.
Je me voyais déjà partie pour dix ans de thérapie, ce qui était, à mon jeune âge, franchement triste. Il y avait-il un moyen qu'après le procès du ou des coupables, on les fasse payer les honoraires du psychiatre ? Ou devais-je remplir un dossier auprès du commissariat ? J'y songeais sérieusement... et Matt aussi d'ailleurs... A croire que je devenais vraiment folle...

C'est vraiment ce que je me disais en partant du seul endroit où je croyais trouver des réponses. J'étais persuadé que finalement, tout ça, ce n'était pas pour moi. Je préférais travailler de la tête et laisser mon coéquipier me tirer les vers du nez. Je rêvais déjà de mon cappuccino et de ma couette bien chaude. Quelque-chose de doux et chaud à la fois, contrairement à la dureté et au froid ressenti juste à l'instant. Mais ce ne serait qu'un mensonge. En partant, ça n'allait strictement rien changé à mon problème. Et au fond de moi, laisser ce Xia Min me dérangeait. Parce qu'il m'échappait. Il échappait à la justice. Il échappait à la vérité. Il échappait aussi à ma sœur. Et la chance de me voir conforter, de pouvoir le détester et me sentir mieux, ce sentiment égoïste dont j'avais besoin m'échappait également.

Je serrai mes clefs dans ma poigne, comme si c'était celles de la liberté. Juste un vulgaire moyen de m'apaiser et de montrer que j'étais forte : dans le genre, je vais m'installer tranquille et je m'en fiche de tout, faut plus que ça pour me faire me sentir mal. Mais ce départ, à chaque pas de plus, je le vivais comme un énorme échec.
« Yah ! Attends ! » Ce son me givra un peu. Mon cerveau m'ordonnait de continuer de marcher, mes jambes avaient l'air de bien vouloir obéir mais juste très lentement, et quant à mon esprit, il était toujours au même endroit. Cloué à l'endroit où j'étais quand il avait prononcé ces mots. Ou soit, peut-être n'avait-il jamais quitté la pièce précédente.

J'avais la tête baissée. Il venait de m'attraper la main et j'avais rebondi comme une balle contre un mur invisible, finissant face à lui. Sauf que j'en avais assez vu. Il allait sûrement hurler encore et j'ignorais ce que j'allais bien pouvoir répondre cette fois. J'avais tout dit, enfin de ce qui était envisageable à dire. Je me demandais bien ce que lui allait trouver justement. On n'avait plus rien à se dire, du moins, pas dans l'immédiat. « Écoute moi bien, je sais. Je sais tout ce que tu m'as dis. Je ne fais que me fermer un peu plus chaque jour. J'agis comme un coupable. Je mens. » Mes yeux regardaient d'un côté à un autre alors que sans rechigner cette fois, je suivais ce qu'il me disait : je l'écoutais avec grande attention, un peu déroutée. Ce n'était pas la réaction que j'attendais après la crise que j'avais fait, surtout après celle qu'il m'avait faite. Je fixai un instant sa main tenant toujours la mienne. « Mais tu étais morte Rin Ah, deux ans, je te pensais morte ! Tu n'as pas l'air de comprendre à quel point ça a été difficile de vivre avec ça sur la conscience. » Alors que sa main glissais, je levai enfin mon regard sur lui. J'étais de plus en plus perturbée... Je pensais de nouveau à la peine que j'avais ressenti et pour la première fois, j'émettais la possibilité qu'il ait pu la ressentir réellement. Ce que je n'avais pas eu de mal à occulter pendant ces derniers jours devenait difficile à sortir de ma tête. Il me la faisait sensible ! Je ne pouvais pas fléchir maintenant, j'étais censée lui en vouloir de plus en plus. « Chaque jour que Dieu fait, je culpabilisais, en me disant que c'était moi qui t'avais conduit à ta perte. Tu ne mesures pas à quel point tu comptais, et comptes toujours pour moi. Ce soir-là, quand je t'ai perdu, Xia Min, celui que tu connaissais, est parti aussi. Je me suis promis qu'une telle chose n'arriverait plus jamais. » Il me fallait un tabouret, un comptoir et quelques shots de vodka pour remplir mon corps qui venait de se vider de toute consistance spirituelle. Il me fallait peut-être même le barman avec, histoire qu'il écoute l'explosion nucléaire dans ma tête que j'aurais sorti sous forme d'un flot diluvien de paroles. De paroles, de plaintes plutôt oui. "A quel point tu comptais"... En tant que sœur de Rin Ah, je ne pouvais rester insensible à ça. C'était la première fois qu'il en parlait de cette façon, qu'il donnait une indication sur d'éventuels sentiments ou regrets. C'était si tard, ce genre de choses, c'est ce que j'aurais pris en compte dès le début. Là, c'était juste la panique ou... la vérité ? Ou peut-être encore un moyen de me faire rester et me descendre - quoi ? C'était une piste sérieuse aussi...

Je regardais successivement la lettre qu'il avait ressorti puis son visage. « Puis te revoilà, bel et bien vivante. Comment est-ce que je suis sensée prendre la nouvelle ? » Je n'avais pas non plus vraiment planché sur cet aspect des choses : comme il ne parlait pas de ça, je n'y réfléchissais pas. Je n'avais pas à le faire, aucune piste m'y menait et ça n'allait pas résoudre le crime. Quand il saisit mes mains, c'en était presque trop. Cette soudaine émotion. Je n'avais connu que la colère avec lui et d'un coup... il était presque aussi doux que la couverture et le cappuccino dont j'avais rêvé un peu plus tôt. Était-ce cette personne dont Rin Ah parlait ? Ou s'était-elle faite avoir par l'autre personne en jouant ce Xia Min... ce Xia Min désarmant. Mon regard s'éternisa à nouveau sur cette lettre et d'un coup, je me sentais mal à l'aise pour une raison inconnue. « Tu veux des réponses, la vérité sur ce qui s'est passé ? Tu comprendras en lisant ce que je t'ai écris, car tu ne l'as pas complètement lu, hein... Je ne peux pas faire plus. Lis là, et tu verras. » . . . Et voilà, j'étais totalement perdue. Je recroisais son regard, l'air égarée. Il venait de complètement me tuer oui. Mais pas de la façon à laquelle je m'attendais. Encore une fois, il me prenait totalement de cours.
Mes yeux retombaient sur la lettre et je voyais vaguement sa figure disparaître. J'observai la porte un peu avec un certain vide au fond de moi. Alors je me précipitai indécemment sur ce bout de papier pour combler ce vide effrayant.

- Tu es la seule personne qui se soit jamais intéressé à moi au final - J'avais repris là et mes sourcils se froncèrent. - Aujourd'hui tu es partie, à cause de moi. Si tu savais à quel point je m'en veux - D'une phrase à l'autre, le scénario changeait. J'avais l'impression d'avoir un billet gratuit pour des montagnes russes sans fin. - Je n'aurai pas dû accepter de t'emmener, c'était risqué mais, nous deux, c'était à la vie à la mort - J'étais partagée entre la peine immense et la colère. Car dans tous les cas, il semblait avoir une énorme part de responsabilité d'un point de vue ou d'un autre. Mais ces mots... A la vie, à la mort. C'était donc ainsi ? Était-il vraiment question... d'amour ?
Je dévorais le reste de la lettre, en apprenant tant sur cet homme... d'un seul coup, tout se chamboulait. Mon sentiment de culpabilité s'agrandissait et tant que je me disais que ma stratégie n'avait pas été la bonne. - Un soir, tout a basculé. - Et moi, c'était ce jour-là que tout basculait. Les prochains mots me faisaient tomber encore plus profondément dans le trou qu'il venait de creuser en moi. Mes yeux s'écarquillaient alors que je m'asseyais quelque part au hasard. J'avais un certain ressentiment pour Xia Min au final mais pas aussi grand que ma peine : il l'avait aimé hein ? - Je crois que je t'aimais en fait. - Peut-être plus que moi je n'avais aimé ma jumelle. Ce n'était pas comparable, certes, mais si nos sentiments pouvaient remplir une jauge, la sienne serait pleine et la mienne à moitié vide. Le fait de savoir qu'elle... s'était sacrifiée...
J'en ai pleuré.

Je suis restée cinq minutes là, à pleurer silencieusement. Puis je me suis levée. J'ai chopé un stylo et un bout de papier et je me suis mise à écrire. J'ai posé le bout de papier à un endroit évident. Et... j'ai filé.
Je me sentais mal de laisser cet homme. Pour ma sœur. Parce que je savais enfin ce qu'il cachait... Mais j'avais à faire d'abord : j'étais toujours aussi énervée pour ma Song Rin Ah... Alors il fallait que j'agisse et au plus vite. Qu'on en finisse tous enfin et que je les laisse l'enterrer pour de bon.

« Xia Min,
Pardon de t'avoir fait tant de mal. J'ai débarqué il n'y a pas longtemps et j'ai tout chamboulé dans ta vie. Xia Min, je t'en prie, prend bien soin de toi. Que ça n'est pas été vain tout ça. Encore une fois, j'aurais aimé que moins de gens souffrent. »

Ces mots, même si je ne voulais pas l'admettre... c'étaient ceux de Min Ah.